N.B. Ce blog fait partie d’une série consacrée à une tournée de 7 jours que Le Lab a effectuée en collaboration avec le projet YouthConnekt For Women et l’ANIEN dans le cadre de la digitalisation des transactions des femmes entrepreneurs du secteur informel (Régions de Conakry et de Boké)
Auteur
Lamarane Barry, Head of Experimentation
Lorsque nous démarrions de Conakry pour la Région administrative de Boké, plusieurs interrogations nous traversaient les esprits en raison de la nature même de notre mission : celle de définir les paramètres fonctionnels d’une application digitale de gestion des ventes et de trésorerie en faveur de 150 femmes du secteur informel. Identifiées dans les Régions de Conakry et de Boké, ces femmes sont toutes bénéficiaires du projet YouthConnekt for Women. En décembre 2020, le Senior Management du Bureau Pays, a instruit le Lab aux fins de proposer une modification d’une activité du projet Réponse immédiate pour la résilience post covid19 dans le cadre du RRF, financé par le MPTF. La direction avait insisté pour que cette modification se fasse dans le cadre d’une innovation digitale qui participerait à la fois à structurer la chaîne de valeurs des bénéficiaires et à réduire la fracture numérique.
Notre Itinéraire pendant une semaine
La fracture numérique justement ! Elle était notre principal point d’interrogation. Comment faire en sorte que des femmes majoritairement faiblement lettrées utilisent à terme une application qui exigerait d’elle l’enregistrement de chiffres ? Sachant que l’Illettrisme est souvent un facteur de l’Illectronisme.
Défi : Qu’est-ce que l’Illectronisme dans le contexte guinéen : l’équation Infrastructure contre aptitude
On définit généralement l’illectronisme ou l’illettrisme numérique comme l’inhabilité ou l’incapacité d’une personne à utiliser les appareils numériques ainsi que les services liés à internet. C’est un facteur de la fracture numérique. Les raisons de cette incapacité peuvent être infrastructurelles ; donc liées à l’accessibilité aux services numériques, mais elles sont aussi et souvent conditionnées par le niveau de performance sociale en matière d’alphabétisation et d’éducation. En Guinée, selon le site indexmundi (Guinée Taux d'alphabétisation - Population (indexmundi.com) le taux d’alphabétisation (Proportion des personnes de plus de 15 ans sachant lire et écrire) était de 30.9% en 2015. Le site datareportal indique que la Guinée comptait 2.55 millions d’utilisateurs d’internet en 2020 et 2 millions d’utilisateurs de réseaux sociaux avec une progression annuelle de 15% pour la pénétration
des réseaux sociaux. Il y’a 13.7 millions de connexions mobiles soit 102% de pénétration (Digital 2020: Guinea — DataReportal – Global Digital Insights). Et, grâce au déploiement de fibre optique sur 4500 km, le taux de pénétration d’internet est passé de 22% en 2015 à 39.2% en 2019 selon l’Agence de Régulation des Postes et des Télécommunications.
Ainsi, l’infrastructure numérique progresse plus vite que l’aptitude, c’est-à-dire l’alphabétisation et l’éducation. Dans un tel contexte, le défi qui se posait à nous était de définir à partir de quel niveau d’alphabétisme et selon quelles conditions sociales, les femmes du secteur informel pourraient efficacement utiliser une application digitale pour gérer quotidiennement leurs activités, d’autant plus que ces activités sont différentes d’une femme à l’autre ?
Méthodologie et leçons
En partenariat avec l’ANIEN (Agence Nationale pour l’Innovation et l’Economie Numérique) et le projet YouthConnekt, l’Accélerator a défini une méthodologie d’apprentissage à la fois souple et effective
Quelles méthodes avons-nous mis en œuvre pour définir le niveau d’aptitude numérique de nos bénéficiaires ?
Méthode 1 Un cadre d’évaluation : Un ensemble de critères classés en considérations et assortis de niveaux d’appréciation
Considérations |
Critères |
Niveaux d’appréciation |
Sociales |
Niveau d’éducation de la bénéficiaire |
Primaire/ Alphabétisation/Non scolarisé : Acceptable/problématique. |
Collège : Optimale |
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Lycée : Parfait |
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Supérieur : Excellent |
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Capacité à lire et écrire de la bénéficiaire |
Médiocre |
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Passable |
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Acceptable |
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Bonne |
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Excellente |
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Présence d’un lettré dans l’entourage immédiat de la bénéficiaire |
Connaissance : Acceptable |
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Membre de la famille : optimal |
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Collaborateur/rice : Parfait |
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Opérationnelles |
Modes et outils de calcul de bénéficiaire |
Calcul avec les mains |
Calcul mental |
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Utilisation d’une calculatrice traditionnelle |
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Utilisation de la calculatrice du téléphone. |
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Fréquence de comptabilisation |
Journalière |
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Hebdomadaire |
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Mensuelle |
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Support de comptabilité |
Mémoire |
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Cahier |
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Ordinateur |
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Techniques et numériques |
Possession d’un smartphone par la bénéficiaire |
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Utilisation d’internet en général |
Fréquence d’utilisation |
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Utilisation des réseaux sociaux |
Nombre d’applications utilisées |
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Fréquence d’utilisation |
Résumé du cadre d’évaluation du niveau d’aptitude des bénéficiaires à utiliser une application digitale de gestion de vente et de trésorerie.
Par Accélarateur Lab
Méthode 2 Formulaire individualisé : Pour chaque femme bénéficiaire un formulaire individualisé a été édité avant notre départ, de sorte à avoir un clair aperçu des aptitudes individuelles de chacune.
Divers angles de visualisation du niveau d’éducation des femmes bénéficiaires. Par Accélérator Lab
Méthode 3 Recueil des données de transactions financières : Pour juger de la pertinence d’un outil numérique dans la gestion de leurs activités, nous devions nous assurer du niveau de flux financiers que génère l’activité de chaque femme.
Méthode 4 Discussions ouvertes : Ce fut sans doute la méthode la plus productive. En abandonnant les protocoles pour discuter directement avec les femmes, obtenir des informations sur leur lien avec le numérique au quotidien était plus facile.
Et nous avons tiré de nombreuses leçons…
Ce que nous avons observé et appris
Leçon 1 Elles possèdent toutes un smartphone : : Bien que faiblement lettrées pour la plupart, les femmes possédaient toutes un smartphone, dans certains cas, de dernière génération.
Leçon 2 Toutes familières aux réseaux sociaux : Elles sont aussi toutes familières à l’utilisation des réseaux sociaux. Elles utilisent les applications les plus populaires pour communiquer.
Leçon 3 De très bonnes facultés de calculs et de comptabilité : Ces femmes maitrisent parfaitement les modes de calcul et ont une grande compréhension des logiques comptables. Elles savent calculer leurs bénéfices, leurs pertes et présentent une grande compréhension des fluctuations de marché dans leurs domaines d’activités respectifs.
Comment font-elles pour être si familières avec les outils numériques et faire des calculs si rapidement alors qu’elles ne savent pas bien lire et écrire ?
Leçon 4 Le sens par l’image : L’expérience pratique et une utilisation continue des différents outils à leur disposition ont permis de développer chez elles certaines aptitudes découlant du sens logique et pratique des choses. En ce qui concerne spécifiquement l’utilisation des applications digitales, une méthode très instructive est mise en œuvre par elles : le sens par l’image. Elles distinguent les différentes fonctionnalités par une captation mémorielle des symboles des icones
Lecon 5 Une grande intelligence intuitive : l’image comme référentiel de compréhension est le substrat de compréhension empirique des processus numérique par les femmes faiblement lettrées. La répétition des actions sur l’outil numérique induit le développement d’une intelligence intuitive toujours fondée sur la captation d’une image source comme déclencheur du processus d’accomplissement des tâches sur des supports numériques.
A la lumière de ce qui précède, peut-on toujours affirmer qu’il y’a une causalité parfaite entre le faible niveau d’éducation ou d’alphabétisation (illettrisme) et l’inaptitude à s’approprier les outils numériques (Illectronisme) ?
L’expérience vécue auprès des femmes du secteur informel de Kamsar, Boké, Boffa et Fria, bénéficiaires du projet YouthConnekt for Women oblige à diluer ce postulat. Il y’a plutôt une autre manière de comprendre et d’utiliser le digital pour les personnes faiblement lettrées. Ces femmes nous ont appris qu’il y’a « l’imagetronisme »
Et s’il existait un « imagetronisme » ?
A partir des leçons apprises auprès des femmes faiblement lettrées et exerçant dans l’informel, on peut définir l’imagetronisme comme la capacité de s’approprier l’utilisation d’un outil numérique à partir des images comme référentiels de navigation. Les personnes peu lettrées dans leurs interactions avec les outils numériques développent des sortes de « raccourcis » entre l’action à accomplir et le/les chemins de son accomplissement. Ce/ces chemins sont les images. Elles désignent les icônes des applications par des explications imagées. Ainsi Whatsap est « rond et vert », Facebook « ressemble à un trait penché coupé blanc dans une case bleue » et Twitter est « un petit oiseau bleu » etc. A l’image elles associent une mémoire visuelle pour parcourir les différentes étapes quant il s’agit d’effectuer une opération sur un outil numérique. De sorte qu’autant il est difficile pour elles d’expliquer telle ou telle autre opération sur un téléphone ou sur une application, autant elles exécutent très facilement l’opération une fois le téléphone en possession.
C’est pourquoi, en se basant sur le retour d’expérience auprès des femmes, l’application en cours de développement pour leur permettre de mieux gérer leurs transactions sera conceptualisée autour de l’image comme référentiel principal de navigation. Il s’agit là d’une expérience intéressante à observer et pourquoi à mettre à l’échelle.